[A la demande d'Eorh, un extrait de ma prose =) Commentaires acceptés, bien sûr ! Bonne lecture]
Au commencement furent la douleur, les cris, la violence. Un goût de sang sur mes lèvres. Comme une naissance. Sauf que l’évènement n’avait rien de très heureux. La main de mon père frappa vite et fort. Je n’eus pas le temps de la voir venir. C’était… Tout n’était que hurlements. Je restais fière, les yeux baissés, fixés sur mes mains posées sur la table de bois, silencieuse. Mais je me souviens surtout des larmes de ma mère, le visage figé en une expression de douleur et d’impuissance. Mon regard vairon cherchait désespérément de l’aide de son côté. Mais à quoi bon ? Que pouvait une femme frêle contre la masse haletante de mon père en fureur ? Et je n’osai imaginer ce qui lui serait arrivée si elle s’était interposée. Elle était de santé si fragile…
Soudain, mon père cessa ses vociférations et sembla se calmer. Je savais que ce n’était qu’une impression : la rage qui bouillait en lui était visible jusque dans le tremblement de sa moustache. Son regard hagard et injecté de sang se posa sur moi. Il abattit ses larges mains de bûcheron sur la table, et elles s’agrippèrent au rebord, comme pour s’empêcher de me frapper à nouveau. Presque calmement, il dit :
« Tu sors d’ici. »
Ma mère tenta d’intervenir, étouffant un sanglot.
« Bill, je t’en prie… »
Il se tourna vers elle en la menaçant de son index épais.
« Ferme ta gueule. Je ne veux pas de ça chez moi. »
Ca. Le mot était tombé. La courageuse tentative de ma mère m’avait au moins appris la nouvelle valeur que j’avais prise aux yeux de mon père : je n’étais plus qu’une bête, un animal. Un indésirable. Je me suis levée, sans un mot. J’ai gravi les escaliers quatre à quatre et j’ai obéi. J’ai à peine regardé mon reflet dans la glace. J’y aurais vu un visage dont la mortelle pâleur était seulement troublée par le rouge violent de ma lèvre fendue, et le violet qui se formait autour de mon œil à la pupille bleue. Une silhouette grande et mince, maladroite, comme inappropriée. Des esquisses de poitrine sous le tee-shirt déchiré où mon sang coagulé mêlé à ma morve commençait à former des tâches brunâtres.
Réunir mes affaires me prit une poignée de minutes : c’était bien simple, je ne possédais rien. Une chemise et un pantalon propres, des sous-vêtements, un livre, une poignée de dollars dans mon portefeuille – mes économies, et c’était tout. Le sac ne pesait guère lourd sur mes épaules. Je suis partie comme une voleuse de chez moi, lâchée en pleine cambrousse texane, avec à peine mes papiers d’identité. En bifurquant au coin de la rue, j’en avais la certitude : jamais plus je ne reviendrai ici. Je m’appelle Nicky Kennard, j’avais dix-sept ans, en novembre 1990. Et je suis morte ce jour-là, en regardant le jour se lever au dessus de la ville que je fuyais. J’étais morte et il fallait qu’une nouvelle vie commence.
Où aller et que faire ? Je n’avais rien, à peine un diplôme de lycée. L’université ? Il ne fallait même pas y penser. Mon père devait encore rembourser quelques années l’achat de son pick-up flambant neuf, ce n’était pas pour s’endetter avec un cursus universitaire. Et j’étais en dehors de toute juridiction, étant mineure. J’aurais pu me rendre dans un foyer. Porter plainte contre mon père. Mais, en me débarrassant du sang sur mon visage dans l’eau glacée d’une rivière, je m’y refusais. Je ne voulais plus subir l’humiliation de l’aveu. Les questions violentes. Les regards dégoûtés, hostiles. Et probablement retourner auprès de mon père, revivre l’alcoolisme et les coups. La haine. L’indifférence. Les sanglots silencieux de ma mère et la fierté étranglée, réduite en cendres.